by Luciano Spinelli (1)
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Luciano Spinelli is a doctoral candidate in Sociology at the University of Paris V Sorbonne and in Documentary Movies at the University Pompeu Fabra of Barcelona under the direction of the professors Michel Maffesoli and Mercè Ibarz. He is also a member of the GRIS, Groupe de Recherche sur l'Image en Sociologie, of the CEAQ.
Cet article aborde la production d'images dans la recherche qualitative comme une écriture en parallèle qui nourrit et enrichit un regard singulier sur la situation d'enquête. La méthode choisie est la photo-ethnographie, qui avec des images contextualise l'objet d'étude, les graffitis, dans son lieu de signification, l'espace urbain. Il est question d'une relation transdisciplinaire entre la sociologie et la communication, qui se rapproche d'une sociologie visuelle à travers l'observation d'une relation symbolique dans une tribu urbaine: les grapheurs.
Mots clés: photo-ethnographie, ville polyphonique, documentaire, images, graffiti.
This article approaches the production of images in qualitative research as a parallel writing that provides a singular glance at the situation of investigation. The selected method of working with images is ethnographic photography, which localizes the object of study, the graffiti, situated in its place, the urban space. This method is an interdisciplinary approach between sociology and communication, which is nearly a visual sociology through the observation of a communicative relationship in an urban tribe: the graffiti makers.
Keywords: photo-ethnography, polyphonic city, documentary, images, graffiti.
Avoir un plan, rassembler le groupe, attendre le moment précis, envahir, grapher, prendre en photo, puis se sauver pour recommencer demain, ou bien de manière moins réfléchie, un support, un marqueur, une signature, et la route se prolonge dans une déambulation quotidienne: voilà un enchaînement récurent dans la vie de celui qui intervient par des techniques visuelles dans le paysage urbain marquant ainsi la ville tout en se l'appropriant.
Le « tag » et le « graf » sont des manifestations précises de la pratique du graffiti (2). S'adonnant à une compétition entre initiés, quelques tribus urbaines (3) de grapheurs se répandent à travers la ville en marquant les territoires de leur vécu. Le tag et le graf sont des formes ponctuelles de représentation de soi par l'écriture d'un blaz (4). Rejoindre ces tribus passe par la maîtrise du lettrage, de la forme et de la répétition d'une écriture qui fait d'une signature un tag.
Être un tagueur et/ou un grapheur fait partie d'un processus de socialisation auprès d'un groupe, attaché à une morale écartée de la Loi. Le style identifie et particularise le membre. Attribuer l'écriture d'un pseudo dans la ville à l'action d'adolescents rebelles constitue une sorte de stéréotype largement répandu qui ne corrobore pourtant pas à la réalité du terrain. En effet, l'observation sérieuse de ce dernier montre l'existence d'une organisation complexe de jeunes adultes, dans un cercle tribal, intrinsèquement lié à leur mode de vie. Dans ce réseau, une hiérarchie qui passe par un savoir-faire implique la reconnaissance plus ou moins forte du membre. « Cartonner » pour percuter est dès lors une des aspirations premières. C'est avec quelques personnes qui partagent cette culture que l'enquête ici présenté s'est développée pour ensuite être restituée sous forme de texte et d'images.
L'article prend en compte l'aspect méthodologique d'une recherche orientée vers l'usage de techniques visuelles d'enquête. Il est extrait d'une recherche majeure qui a eu pour objectif de comprendre la représentation symbolique que certains individus font de leur existence urbaine. La recherche sur le graffiti a débuté en 2003 dans la ville de Porto Alegre au Brésil puis s'est poursuivie à Paris en testant une méthode transdisciplinaire d'enquête qualitative.
Le choix d'une étude sur le graffiti s'est en premier lieux appuyé sur la problématique de l'usage de l'image. Réaliser des photos et des vidéos avec les grapheurs a guidé l'insertion dans le terrain puis a permis de témoigner l'interaction enquêteur/enquêté.
L'observation participante à été utilisée comme méthode de recherche suivant les modèles proposés par l'interactionnisme nord-américain. C'est en essayant de produire une « description observante » basée sur la réflexion de Clifford Geertz pour qui « l'ethnographe n'étudie pas la tribu (le village, la ville), il étudie dans la tribu (5) » que nous avons commencé à suivre l'activité de quelques grapheurs lors de leurs sorties.
Les indications pour procéder à une enquête auprès du groupe déviant, que Howard Becker (6) donne dans son étude sur les musiciens de jazz et les fumeurs de marijuana intitulée Outsiders, ont convenu pour définir la position du chercheur sur le terrain notamment en portant l'attention sur la nécessité de préserver l'identité des personnes sujets de la recherche. Aucun nom des informateurs n'est mentionné, ils sont identifiés par leurs blaz. Sur les photos, le visage des grapheurs est caché par une cagoule, un masque, ou bien, flouté, une condition sine qua non pour mener une production iconographique auprès de la majorité d'entre eux.
L'insertion dans un milieu social réticent a dû passer par des présentations, par un processus d'intégration tribale mené par Trampo au Brésil et Bugz en France. En connaissant un premier membre de la tribu, la présentation à d'autres a été rendue inévitable. A partir de là, le réseau de relations personnelles, une « network 6», s'est élargi lentement. La problématisation de l'insertion et de la relation avec un groupe marginal présenté par William Foote Whyte (8) a clarifié la compréhension de la place de l'enquêteur sur le terrain, celle de ses responsabilités et des possibles implications de ses actes. Être reconnu comme un réalisateur de photos et vidéos sans toutefois jamais cacher qu'il s'agissait d'une enquête universitaire sur le graffiti a pu aider cette insertion. De cette façon, la présence du chercheur comme élément externe au groupe est devenu beaucoup plus acceptable car, en effet, avoir son graffiti photographié ou filmé, est une chose de première importance dans ce milieu, ce que l'on tentera montrer par la suite.
Cet article tient compte de l'usage de l'image comme outil de narration ethnographique des expériences de terrain. Des images qui peuvent alors constituer selon nous, de façon certes très différente mais non moins pertinente, ce que l'anthropologue Clifford Geertz nome une « description dense (9) ». Des méthodes de sociologie visuelle, voire d'ethnographie visuelle, ont donc été usitées de manière à intégrer les images au récit sociologique. L'image servant ici à mieux appréhender une société fondée sur le signe, le symbole, et finalement le « simulacre (10) ».
La méthodologie du « cinéma direct (11) » pensé par Jean Rouch nous fournit quelques éléments de réflexion pour la réalisation d'images sur le terrain. De même que la définition de photo-ethnographie (12) théorisée par Luiz Eduardo Achutti nous a semblé pertinente pour élaborer notre méthodologie. L'intérêt fut alors de constituer une narration iconographique en parallèle au texte. Dans la procédure de recherche à Paris, l'entré en matière c'est donc fait par la photo-ethnographie qui a ainsi pu constituer la clé méthodologique qui nous à ouvert quelques portes. En effet, la présentation de vidéos et photos sur le graffiti et le tag réalisé au Brésil a initié une mise en relation avec les grapheurs et les tagueurs français. Ceci a aidé à déplacer la vision du « chercheur » vers celle d'un créateur d'images, une personne qui a un rôle à jouer au sein d'une tribu où photos et vidéos sont d'une importance cruciale notamment pour pérenniser le graffiti qui par nature est éphémère.
La photo-ethnographie est une manière de documenter un processus peu exploré dans les travaux universitaires sur le sujet: le moment de la création du graffiti. Cette procédure méthodologique vise donc à comprendre l'insertion du grapheur dans la ville à travers son action et la réalisation de sa « marque ». Achutti définit la photo-ethnographie selon l'expression suivante: « Avec la photo-ethnographie, il est possible de construire des textes en images sur la culture de l'autre, de faire des constructions descriptives et narratives. Narratives dans le sens ample du terme, comme 'ensemble organisé de signifiants, dont le signifié constitue une histoire qui doit se dérouler dans le temps' (Aumont, 1993:244). Une narrative visuelle qui est enrichissante avec de nouveaux angles, avec une autre graphie (13) ».
Achutti a développé ce concept auprès du Laboratoire d'Anthropologie Visuelle et Sonore du Monde Contemporain de l'Université de Paris 7 en exécutant pendant sa thèse une photo-ethnographie de la Bibliothèque National de France. Ce travail est à l'origine un manuel intitulé L'Homme sur la Photo (14) qui donne des pistes pour utiliser un appareil photo ainsi que différentes manières d'exploiter les images issues du terrain. Pour notre part, au cours de notre travail nous avons emprunté certaines de ces techniques, comme l'insertion de l'appareil photo, la prise de vue photographique ou la restitution du terrain en images. Elles sont maintenant ici présentées, développées et problématisées afin de penser une relation transdisciplinaire entre sociologie et communication. Par ailleurs cet article donne à voir également le résultat d'une photo-ethnographie, réalisé au Brésil (Porto Alegre, 2004). Elle se fond comme un récit visuel dans le corps du texte et non pas confiné en annexe dans un rôle marginal. Elle devient alors une façon autonome de décrire la « situation » de terrain avec une pertinence analogue au rapport écrit.
Writers: Trampo and Hisake; photographies de Luciano Spinelli.
L'insertion de techniques visuelles d'enquête dans le terrain ethnographique
En France, notre photo-ethnographique a été effectuée dès les premières sorties accompagnant les actions de « graphitage » car la durée du travail de terrain était plus restreinte et l'expérience de cette technique était mieux maîtrisée. Par contre au Brésil, le processus d'insertion de l'appareil photo puis de la caméra vidéo a été plus long et laborieux mais aussi plus complet. Connaître les grapheurs par le biais d'un travail auprès du mouvement hip-hop en 2003 a été la première étape de l'enchaînement suivant: accompagner des « graphitages » autorisés, les photographier, passer aux grafs illégaux, à la pichação (15), pour finalement, en 2005, filmer et réaliser un documentaire sur la pichação intitulé Dano 163 (16).
La production vidéo est consécutive à la production photographique. Les photo-ethnographies servent de story board pour une séquence de gestes à accompagner de façon linéaire. Connaître les pas, les mouvements, les actions, les techniques du corps, a permis d'accompagner le grapheur en action. Le cinéma est comme une danse, enseigne Jean Arlaud (17), en faisant allusion au rapport de proximité et de complicité établie entre le réalisateur et ses sujets pendant la production d'images. Il est indispensable de connaître les pas de son partenaire ainsi que le rythme de la musique et des mouvements de la danse pour accompagner le tout sans incongruité.
L'usage de l'appareil photo en France a été facilité, car c'est une habitude pour les grapheurs de prendre en photo ou de filmer leurs actions. En témoigne l'existence d'une grande diversité de vidéos (18) sur le graffiti de provenance française qui circulent sur internet (19). Cette « tradition » d'images dont ils sont les auteurs a contribué à rendre plus aisé le travail photo-ethnographique. Cependant la possibilité par la photo de montrer la participation à un acte souvent considéré comme illégal peut rendre difficile l'approche des informateurs. Une relation de confiance qui donnera lieu à un échange fructueux doit alors être négociée.
Le rapport intime qui caractérise le moment de la prise de vue est facilité par une « production individuelle (20) », idée préconisée par Jean Rouch, qui aide l'interaction et le contact entre le chercheur et le sujet de la recherche. En étudiant un objet qui peut être considéré hors-la-loi, le contact avec l'enquêté peut dévoiler des informations à risque pour celui-ci qui doivent donc être maintenues secrètes, comme est le cas de l'identité des grapheurs qui sont observés ici. Garder ces secrets, gagner sa confiance, transpercer le milieu social et produire des images est moins difficile à réaliser seul plutôt qu'avec une équipe de film qui peut souvent augmenter l'impact déjà fort d'être face à une caméra. La photo-ethnographie présentée ici est un extrait de celles qui ont été effectuées individuellement tout au long du travail de terrain.
La photo constitue ici une importance première puis qu'elle est capable d'extraire le graffiti de la rue tout en le rapportant à son entourage. Sans la représentation du dialogue entre le graffiti et l'espace public, le graffiti perd de sa signification. Il devient alors un dessin qui n'est expressif qu'en lui-même. Il apparaît bien difficile de traiter d'un produit visuel si on ne le voit pas. C'est à cette fin que la photo-ethnographie offre une prolongation du processus de dialogue entre le graffiti, la ville et l'habitant urbain.
La séquence de photos prend simultanément en compte l'action du grapheur, le développement du graffiti, sa fusion avec les supports urbains et sa matérialisation comme un signe de la ville dialoguant avec d'autres déjà présents. La vidéo reproduit ce même processus tout en l'insérant dans le temps réel qui pourra aussi être modifié par la métrique narrative non linéaire du montage. Cependant la production vidéo n'a pas été mise en place à Paris puisqu'elle exige une relation plus constante, longue et intime avec les informateurs. Néanmoins, les séquences photo-ethnographiques décrivent aussi de façon complète l'insertion du graffiti dans la ville, en harmonie avec la procédure technique et gestuelle du grapheur.
Pour l'analyse postérieure, deux aspects en ce qui concerne les photographies sont mis en avant. Il s'agit d'une part de la question concernent les techniques des grapheurs, quels sont les usages et les types d'instruments utilisés; et d'autre part de la question de l'insertion du graffiti comme signe communicatif localisé sur un mur, dans une rue, dans un quartier, dans une ville polyphonique (21). Ces deux enjeux sont visibles dans la photo-ethnographie présentée ici pour mieux comprendre l'action des grapheurs.
Pour observer et retracer leur vécu urbain, la vidéo et la photographie ont été les techniques les plus adéquates pour tenter de documenter la production du graffiti à Porto Alegre et à Paris. Il en va de même pour la relation du graffiti avec l'environnement urbain et avec la société. À quelques occasions, il peut être le punctum (22) de la photographie, un détail cristallisé dans le paysage qui se détache parmi les rythmes urbains.
Dans cette interprétation du paysage urbain, le graffiti est perçu comme un détail selon l'acception donnée par Omar Calabrese qui écrit que: « la forme du détail est perceptible jusqu'à ce qu'il reprenne relation avec son entier (23) » Le graffiti est un dessin compréhensible comme un graf lorsqu'il est mis en relation avec le contexte auquel il appartient, la ville. Il ne peut pas être un fragment, une pièce détachée qui maintiendrait seule la même signification. C'est peut-être là la difficulté de faire migrer le graffiti vers la galerie d'art sans mutiler son pouvoir communicatif qui est soutenu par le dialogue avec les alentours.
Quand un graffiti est reproduit en photographie, un plan d'ensemble convient mieux pour localiser et l'interpréter comme signe dans la ville, qu'un plan rapproché qui ne fait que ressortir la texture d'un morceau de mur coloré. Lors du processus photo-ethnographique, le rapprochement et l'éloignement des plans, dans l'intention d'accompagner les gestes du grapheur et les détails de son action, doivent être nécessairement entrecoupées de plans de localisation. Ces derniers contextualisent le graffiti dans son lieu d'interaction symbolique.
La production de ce travail photographique est devenue un moyen de restituer les créations du groupe observé. Les photos ont été utilisées pour l'entrée en terrain et tiennent lieu de preuve de l'exécution et de l'existence d'un graffiti qui peut être effacé du jour au lendemain. À contempler les photographies de leur travail, les grapheurs ont observé le territoire urbain à partir d'un autre angle de vue, différent du moment furtif où ils ont marqué la ville lors de leur passage.
Le grapheur Dano a envoyé des commentaires sur un article de cette recherche présenté sur un site web (24), auquel il y avait joint quelques photos de lui en action: « c'est intéressant la vision de quelqu'un d'extérieur au graffiti, je ne pensais pas à ça quand je faisais ce graf » écrit-il en référence au mouvement constant des voitures et bus qui passaient. C'est d'ailleurs ce qui est impressionnant. Une voiture de police passait ce jour-là et ce que Dano considérait normal et inhérent à l'activité, peut très bien être perçu comme un grand risque de se faire prendre et arrêter, d'autant plus pour quelqu'un de peu expérimenté.
La restitution des photos et le dialogue sur le résultat final de leurs productions ont instauré une distance analytique par rapport à l'instant de l'action. Sans rien perdre du moment, l'action a pu être réfléchie et mieux comprise au cours de rencontres postérieures plus calmes et plus pausées. Les commentaires faits par les grapheurs qui s'observaient sur les photos et les vidéos ont été autant éclairants sur leur activité que le fait de les avoir accompagnés. Les faire parler sur leur activité dans une situation différente valait comme une auto-réflexion qui est devenue une façon informelle de les interviewer sur leur intentionnalité quant à l'acte de grapher.
Au sujet de cette restitution du terrain ethnographique grâce à des photos, Sylvain Maresca développe l'intérêt de cette méthode de recherche comme un moyen d'instituer une relation plus étroite avec les sujets de l'enquête: « Photographier puis montrer le résultat aux personnes engagées constitue un moyen suffisamment efficace pour rapprocher la relation établie avec elles, pour les impliquer davantage dans l'acte de connaissance, leur attribuant un statut valorisant - puisqu'elles se trouvent dotées de pouvoir - ce qui est d'ailleurs normal pour discuter la pertinence de leurs représentations proposées: de cette manière le processus de connaissance mutuelle s'intensifie (25) ».
Sur un autre plan aussi important pour l'échange entre enquêteur et enquêté, les images produites ensemble pendant le travail de terrain certifient la réalité de l'action. Aux yeux des grapheurs, elles éternisent le graffiti sur le mur en captant l'instantané éphémère. Ils les considèrent comme une preuve de leur audace et y voient une confirmation de leur identité tribale. Pour le chercheur, elles servent d'échantillon du corpus étudié, au même titre qu'un entretien lors du processus de recherche, et peut être plus complet sous la forme de vidéo comportent interviews, actions, séquences de gestes, sons et images.
Ici, les photos ne sont pas contemplées comme des illustrations de graffitis. Les récits photographiques guident l'analyse conceptuelle, décrivent la production des graffitis, leur insertion dans le paysage urbain, la relation du chercheur avec le terrain et les enquêtés. La photo-ethnographie devient indispensable puisque les définitions textuelles d'un produit visuel sont en général incomplètes. Les photos racontent les actions des grapheurs et ainsi restituent la localisation de leurs oeuvres dans le milieu urbain et leurs dialogues avec la ville polyphonique, sans lequel la signification des graffitis est biaisée.
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This article first appeared in the revue Sociétés 2007/2 (n° 96)
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